Représentation des dieux dans les comédies attiques du Vᵉ s. av. n.è. :
la couleur du pouvoir
Par Marjolaine Pelletier
Étudiante en master 2 Mondes Anciens à l'université Toulouse Jean Jaurès.
Le Chœur. – Nous acceptons l'augure, et supplions la race des dieux de montrer que nos prières leur font plaisir. Zeus au grand nom, et toi, dieu à la lyre d'or qui habites Délos la sainte ; toi aussi, toute puissante Vierge aux yeux d'azur, à la lance d'or, qui séjournes en la plus enviable des cités, viens ici.¹
Nous nous trouvons au début de la pièce des Thesmophories d'Aristophane. Le chœur, composé de femmes, interpelle les dieux à l'aube du premier jour des Thesmophories, une fête qui rassemblait les femmes mariées de la cité en l'honneur de la déesse Déméter. Cette prière permet aux femmes de s'accorder la faveur des dieux. Dans cet extrait, notre œil est attiré par la manière dont les dieux sont représentés. Sans avoir besoin de les nommer, nous reconnaissons facilement Apollon et Athéna grâce à leurs attributs respectifs : Délos, ou l'épithète « κόρα » (« Vierge »), mais aussi la lyre et la lance, toutes les deux d'or. C'est sur cette notion matérielle mais aussi chromatique que nous nous arrêterons plus amplement ici. Dans le cadre de la thématique autour du pouvoir, suggérée pour la semaine de l'Antiquité de cette année, il nous semble intéressant de voir comment les dieux apparaissent dans un contexte comique, et comment leur puissance est mise en lumière par le poète. Sans chercher à faire une démonstration exhaustive, nous montrerons particulièrement le rôle de la couleur dans la représentation divine, et comment celle-ci fait apparaître la puissance du dieu grâce à un rappel à la tradition orale.
Tout d'abord, remettons un peu de contexte. Les comédies attiques du Vᵉ s. av. n. è. prennent place dans un contexte religieux. Les pièces sont jouées lors des Grandes ou Petites Dionysies, ou encore aux Lénéennes, qui sont trois fêtes religieuses d'importance pour la cité². Bien qu'elles perdent petit à petit, au fil du siècle, leur résonance religieuse, la célébration au dieu du théâtre est toujours bien présente. Dans ce cadre, la représentation divine est intéressante à étudier, car elle permet de voir la manière dont les auteurs comiques se jouaient de ces personnages ambivalents, entre place religieuse et un rôle épique qui s'est forgé à travers la tradition orale. En effet, les dieux sont des entités que la cité honore à travers des rites, des cérémonies et des fêtes en leur honneur ; mais ils font aussi partie d'un imaginaire commun, mythifié, que la tradition orale a figé. À travers Homère, les dieux sont devenus des personnages épiques, qui participent autant que les héros aux combats. De ce fait, le théâtre reprend à son tour ces figures dans ses pièces, comme par exemple Aristophane dans Les Grenouilles, avec Dionysos, protagoniste actif qui part aux Enfers pour ramener Euripide à la vie.
On remarque alors que la manière dont les dieux sont invoqués dans le texte comique, au moins chez Aristophane, se divise en deux types distincts : la prière et l'intégration à la structure comique comme personnage. Nous nous concentrerons sur le premier. En effet, quand il s'agit de référer aux dieux dans la capacité du culte ou du moins dans un contexte de prière ou d'interpellation des dieux, les poètes ont recours à des images connues par les spectateurs. Ces images passent souvent par la représentation en couleur des dieux. Absent de la scène, ils sont rappelés aux spectateurs grâce à des épithètes ou des formules familières issues des épopées ou des hymnes homériques. L'or est particulièrement utilisé pour représenter les dieux grâce à son éclat qui rappelle celui du soleil, mais aussi à cause de sa valeur économique, qui justifie aussi son association aux dieux³. À sa valeur matérielle se rajoute une valeur symbolique que le terme a acquis au fil des emplois.
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Ici dans un contexte de chant, où le dieu est invoqué comme protecteur de la musique, le terme khrusos est associé à komès (« la chevelure ») afin de former une épithète qui décrit la divinité. Cette dernière est déjà associée à Apollon chez Pindare, un poète lyrique du début du Ve s. av. n.è., dans ses Olympiques (6, 71 ; 7, 58). Il y a un donc un lien existant et un rappel qui est reconnu par les spectateurs. Le terme résonne dans l'imaginaire commun comme un moyen d'identifier le dieu. Ses attributs sont fixés dans la tradition orale. Le choix de l'or n'est pas surprenant : la chevelure du dieu lui fait comme un halo autour de la tête. La valeur économique a moins d'importance ici que l'image immédiate qui se forme dans l'esprit des spectateurs et donne une autre valeur au métal. La valeur mythique se crée grâce à la dimension chromatique. La couleur permet de représenter dans l'imaginaire commun la divinité par un rappel à l'épopée ou aux poèmes lyriques. En outre, elle s'associe à une notion de beauté idéale, que nous retrouvons aussi avec les « yeux bleus azurs » de la déesse Athéna dans l'exemple des Thesmophories. Les dieux sont représentés à travers un champ lexical de la lumière. En effet, le terme glaukôpis (« aux yeux d'azur ») signifie tout d'abord « aux yeux brillants » ; une épithète attribuée à la déesse dès l'Iliade (1, 206). Cette notion de lumière les rattache au ciel, où ils séjournent.
Le pouvoir des dieux est perceptible par la différence de traitement au sein du texte comique. Par la reprise de termes employés dans les textes épiques ou lyriques, Aristophane introduit une rupture du ton comique, perceptible par les spectateurs. Il place les dieux sur un niveau différent que celui de la comédie, bien qu'il s'en moque dans d'autres passages des Oiseaux, et fait de Dionysos un héros comique dans Les Grenouilles. Ce n'est pas seulement leur nom qui permet aux spectateurs de les reconnaître mais aussi leurs attributs qui montrent leur supériorité. Le luxe associé à l'or ajoute une majesté aux figures divines, et leur mention dénote du reste du ton de la pièce. La position des dieux est marquée par l'emploi d'un vocabulaire épique qui montre leur différence, ce que la couleur renforce en donnant une image immédiate, reconnaissable pour les spectateurs.
La couleur permet aux spectateurs de se représenter des éléments qui ne peuvent pas être visible sur scène. Le théâtre, autant un art oral que visuel, emploie des images afin de transporter le spectateur dans une réalité décalée de la sienne, où il retrouve néanmoins les codes et les appellations issus de la tradition orale et qui ont permis de former un imaginaire commun. Le pouvoir des dieux est ancré autant par la religion que par les mythes épiques où leur puissance est mis en avant dans les combats ou dans leur justice sans équivoque. Mais il est aussi visible grâce aux couleurs employées pour les représenter. La couleur fixe une valeur symbolique, rattachée à la réalité mythique et fictive, et donne à voir par les mots, une image de ce qui n'est pas visible sur scène, comme l'apparition d'un dieu auréolé d'or.
Bibliographie :
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ARISTOPHANE, trad. V.-H. Debidour, 1987, Aristophane Théâtre Complet II, Paris.
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ARISTOPHANE, trad. H. Van Daele, 2012, Comédies. Tome IV: Les Thesmophories - Les Grenouilles - Aristophane, Paris.
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CARRIÈRE, J.-P., 1983, Le carnaval et la politique. Une introduction à la Comédie grecque, suivie d'un choix de fragments.
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GERNET, L., 1968, « La notion mythique de la valeur en Grèce ».
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GRAND-CLÉMENT, A., 2018, « Les noces de l'or et de la pourpre dans le monde grec. À la recherche du juste accord chromatique. », dans P. Jockey (éd.), Les arts de la couleur en Grèce ancienne... et ailleurs: approches interdisciplinaires, p. 265-292.
Notes :
1 ΧΟ. Δεχόμεθα καὶ θεῶν γένος
λιτόμεθα ταῖδ' ἐπ' εὐχαῖς
φανέντας ἐπιχαρῆναι.
Ζεῦ μεγαλώνυμε, χρυσολύρα τε
Δῆλον ὃς ἔχεις ἱεράν,
καὶ σύ, παγκρατὲς κόρα γλαυκ-
ῶπι χρυσόλογχε, πόλιν οἰ-
κοῦσα περιμάχητον, ἐλθὲ δεῦρο·
Aristophane, Les Thesmophories, v. 312-319, trad. H. Van Daele.
2 Carrière, 1983, p. 30.
3 Jockey, 2018, p. 279.