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La statue de Nimrod

Par Tanguy Larcade

Étudiant en master 2 Mondes Anciens à l'université Toulouse Jean Jaurès.

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Photo © Israel Museum, Jerusalem, by Nahum Slapak

     La sculpture « Nimrod », réalisée en 1939 par l'artiste Yitzhak Danziger, est considérée comme l'un des chefs-d'œuvre du modernisme israélien. Aujourd'hui pièce centrale dans l'exposition du musée d'Israël à Jérusalem, elle n'a pourtant pas toujours connu ce succès, peut-être en raison des caractéristiques de la personnalité représentée. Nimrod est un personnage biblique qui est majoritairement perçu comme une figure particulièrement négative à travers toutes les époques, que ce soit dans la littérature juive, chrétienne ou islamique. Pourtant, à travers cette statue, Nimrod s'est retrouvé au cœur d'un programme politique identitaire dans l'État d'Israël. Cela peut paraît paradoxal mais ce fut bien le cas et Nimrod est devenu une figure importante dans le monde Israélien au milieu du XXᵉ siècle. Mais qui était Nimrod à l'origine ? Comment une figure traditionnellement négative a-t-elle pu se muer en programme politique identitaire pour le naissant État d'Israël ? Et quel est le rôle de la statue « Nimrod » ici ?

« 8 Koush engendra Nemrod. Il fut le premier héros sur la terre 9 lui qui fut un chasseur héroïque devant le SEIGNEUR. D’où le dicton : « Tel Nemrod, être un chasseur héroïque devant le SEIGNEUR. » 10 Les capitales de son royaume furent Babel, Erek, Akkad, toutes villes du pays de Shinéar. 11 Il sortit de ce pays pour Assour et bâtit Ninive, la ville aux larges places, Kalah, 12 la grande ville, et Rèsèn entre Ninive et Kalah. » (Genèse 10:8-12 ; T.O.B)

     C'est ainsi que Nimrod est décrit dans la Bible. Il est donc un chasseur proverbial ainsi que le puissant roi de plusieurs villes d'une région que l'on identifie comme étant la Mésopotamie¹. La brièveté de cette description a paradoxalement donné lieu à de nombreux développements et adaptations de la part de différents auteurs et artistes². Bien souvent, il a été présenté comme un personnage maléfique, notamment à cause de son nom dont la racine vient de l'hébreu « se rebeller ». Dans La Cité de Dieu de Saint Augustin au Ve siècle il est décrit comme un chasseur destructeur et un géant qui s'oppose à Dieu. Dans l'Enfer de Dante au début du XIVᵉ siècle, il est également un géant gardien du dernier cercle de l'Enfer. Au XIXᵉ siècle dans La Fin de Satan de Victor Hugo il est dépeint comme un conquérant démesuré qui tente de tuer Dieu en s'envolant vers les cieux.

     Toute cette malfaisance ne semble pourtant pas transparaître dans la statue de Yitzhak Danziger. La caractéristique de chasseur de Nimrod est représentée par un simple arc qu'il tient dans son dos. Ses traits et le faucon sur son épaule proviennent de l'art égyptien ce qui permet d'évoquer l'ancien monde païen auquel appartient Nimrod. Bien qu'il soit plutôt un personnage à rapprocher de la Mésopotamie, ces éléments suffisent à évoquer l'exotisme de la figure de Nimrod. La statue de Nimrod de Y. Danziger a fait sa première apparition publique en 1944 lors de l'exposition annuelle des artistes d'Eretz Israel³, qui s'est tenue au Théâtre national Habima de Tel Aviv. Cet événement a probablement contribué à une forme de rédemption de Nimrod chez une partie de la population Israélienne à cette époque. En effet, bien que traditionnellement les Juifs ne nomment pas leurs fils comme celui qui est perçu comme un tyran offenseur de Dieu, à partir des années 1940, Nimrod est devenu un prénom à la mode parmi les Israéliens non orthodoxes⁴.

     Une autre manifestation de l'intégration de Nimrod dans l'univers israélien est à relever dans le domaine de la mode en Israël. Deux mois après l'exposition de la statue « Nimrod », un Israélien du nom d'Artzi enregistra une compagnie de chaussures au nom « Nimrod Ltd. ». Peut-être a-t-il été influencé par la sculpture de Y. Danziger. Toujours est-il que les sandales Nimrod sont devenues un attribut extrêmement répandu en Israël pendant des décennies. Entre les années 1960 et les années 1970, Nimrod est devenu un synonyme de ces sandales, un produit purement israélien. Artzi a transformé ce personnage en un objet qui incarnerait et élargirait la figure de Nimrod⁵.

 

     Pour revenir à la statue, un groupe d'intellectuels s'est identifié à cette sculpture dans les années 1940. Se nommant eux-mêmes « Jeunes Hébreux », mais étant surnommés « Cananéens » par leurs opposants, ils se rattachaient aux anciennes cultures du pays et appelaient à une rupture totale avec le judaïsme et l'histoire juive. Nimrod est devenu un symbole pour de nombreux jeunes de cette période, comme l'expression d'une identité autochtone basée uniquement sur cet ancien héritage géographique. Peu de sculpture ont provoqué autant de réactions, qu'elles soient positives ou négatives, ce qui l'inscrivit comme une œuvre incontournable du modernisme israélien.

     Depuis 2010, le Nimrod d'Itzhak Danziger est une œuvre centrale du Musée d'Israël à Jérusalem. Objet méprisé à la fin des années 1930, elle se tient maintenant seul sur un piédestal, prouvant ainsi l'évolution de sa perception depuis 70 ans. Placée à la transition entre l'exposition sur les antiquités et les collections contemporaines, elle est devenu un passage obligé pour tout voyage dans l'art israélien.

     Cette statue illustre une grande caractéristique de la réception de la figure de Nimrod qui peut être utilisé comme un symbole identitaire alors que la littérature à son sujet le décrit plutôt comme un archétype de personnage malfaisant. À ce titre, elle est une réappropriation particulièrement intéressante du chasseur biblique. Elle témoigne de l'adaptation et de la réutilisation de Nimrod qui devint une figure importante en Israël au milieu du XXᵉ siècle. Ce nom de rebelle fut réhabilité, et les sandales Nimrod devinrent particulièrement populaires pendant des décennies. Aujourd'hui, Nimrod est peut être le dernier personnage auquel on pense si l'on veut caractériser l'identité de l'État d'Israël. Mais au milieu du XXᵉ siècle, des courants de pensées se sont retrouvés dans ce personnage biblique et la statue de Yitzhak Danziger fut certainement cruciale dans le développement de cette idéologie.

Bibliographie :

  • LOWIN, S. L., 2006, The Making of a Forefather: Abraham in Islamic and Jewish Exegetical Narratives, Leiden.

  • LOWIN, S. L., 2012, Narratives of Villainy: Titus, Nebuchadnezzar, and Nimrod in the Hadith and Midrash Aggadah, dans P. M. COBB (ed.),  The Lineaments of Islam: Studies in Honor of Fred McGraw Donner, Leiden, p. 261-296.

  • TAMAR, E.-O., 2012, The Soul of the Biblical Sandal: On Anthropology and Style, AA, 114/3, p. 433–445.

  • VAN DER HORST, P. W., VAN DER TOORN, K., 1990, Nimrod before and after the Bible, HTR, 83/1, p. 1-29.

Notes :

 

1 À ce sujet voir Van der Horst, Van der Toorn, 1990, p. 1-6.

2 Pour la réception de Nimrod durant l'Antiquité voir Van der Horst, Van der Toorn, 1990. Pour la réception de Nimrod dans la littérature islamique voir Lowin, 2012 et Lowin, 2006.

3 Cela signifie terre d'Israël. C'est la façon dont les juifs désignaient la patrie juive avant qu'elle ne soit un État.

4 El Or, 2012, p. 435-436.

5 À ce sujet, voir notamment El Or, 2012.

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